En fouinant dans mes archives, j'ai exhumé cet texte que j'avais écrit l'été 1996.
Ce que le temps est vite passé...
La sonnerie du lycée Condorcet retentit, stridente, au moment même où j’entre par la porte principale de la rue du Havre. Nous sommes au cinquième jour des épreuves du concours d’entrée aux écoles de commerce françaises. Mon bus a eu du retard ce matin. Je cours vers le bâtiment des examens, monte les marches de l’escalier trois par trois et pénètre dans la salle du troisième étage en sueur. Les candidats sont déjà installés, mais l’épreuve n’a pas encore commencé. La surveillante principale finit de faire grincer une craie humide sur le large tableau en ardoise.
"Mathématiques 1ère épreuve. Début de l’épreuve : 8 heures. Fin de l’épreuve : 12 heures. Les calculatrices sont autorisées. Sortie interdite avant 10 heures".
C’est une vieille dame, probablement à l’aube de ses soixante-dix ans, au visage dessiné par le temps. Ses cheveux blancs tassés sur sa fine silhouette me font penser à des coton-tiges. Des tâches de rousseur, que l’on distingue encore des tâches de vieillesse, s’étendent de son petit nez à ses fossettes saillantes et portent à croire que plus jeune, elle devait être rousse.
Je m’installe à ma table, dûment réservée par une étiquette portant mon nom et mon numéro de candidat. Je sors mon passeport, ma convocation, ma trousse, ma calculatrice et ma règle après m’être essuyé le front et mes mains moites.
- Nous allons vous distribuer les énoncés. Ne retournez vos feuilles qu’après en avoir reçu le signal.
Je reprends peu à peu mon souffle oui et entame la lecture du sujet de l’épreuve. Des espaces vectoriels, des intégrales infinies, des suites, des séries, un beau condensé du programme de l’année. Certaines et certains se sont déjà rués sur leurs brouillons. D’autres font défiler quelques programmes sur leurs calculatrices. Un lourd silence s’abat brusquement sur la salle, et les étudiants communient naturellement dans une seule et même concentration. Les trois surveillantes procèdent alors à la vérification de l’identité et des convocations des candidats. Elles circulent de table en table le long des couloirs qui séparent les interminables rangées d’étudiants.
Apaisé, je commence à rédiger mon épreuve, jonglant avec les concepts, citant Tchebytchev, Newton et Lagrange, puis au bout d’un quart bute sur une question... J’ai déjà vu ça dans des annales... Je me concentre, réfléchis, jette un oeil à droite puis l’autre à gauche, tout semble aller pour mes voisins de table, serais-je le seul à ne plus savoir ? Soudain c’est l’illumination, l’adrénaline revient en force, mais oui, c’est la récurrence, cette bonne vieille récurrence à laquelle je dois recourir pour démontrer cette inégalité kafkaïenne ! Allons-y... Supposons que l’inégalité est vraie pour petit n appartenant à grand N....
Une présence soudaine me fait lever les yeux. Je ne m’en étais pas aperçu mais la surveillante principale ne cesse de tourner dans tous les sens mon passeport. Ne voit-elle pas qu’en plus de la langue de Voltaire, des caractères arabes sont inscrits sur la couverture de ce petit livret vert censé révéler mon identité ? Hé ho madame, MADAME, c’est de droite à gauche que ça se lit ! J’essaie par un petit signe rotatif de la main de lui indiquer qu’il serait mieux d’inverser le sens de sa lecture, mais elle n’y prête guère attention. Sans prononcer mot, souriant très discrètement des yeux, elle porte lentement son index gauche à ses lèvres, dodelinant à peine de la tête, afin de me signifier de ne pas m’en préoccuper et de rester concentré sur mon épreuve. Elle se replonge dans ce petit passeport vert mystérieux et le décortique page par page. Une fois parvenue à ma photo, elle m’observe attentivement, oui madame, c’est bien moi, même si je ne me suis pas rasé aujourd’hui. Elle s’attarde sur ma nationalité, mon adresse au Maroc, puis elle passe aux autres candidats, m’observant par moments du coin de l’oeil.
Je me replonge dans mon épreuve, et au bout d’une transmission de fax au Maroc, soit une demi-heure, je sens un regard posé sur moi. Je lève les yeux, me retourne, puis aperçois au loin la surveillante principale, portant à présent des lunettes soutenues par son petit nez, qui me fixe avec les même yeux souriants. Je lui réponds par un petit sourire, et quelques instants plus tard, relève les yeux. Elle est toujours là à m’observer. Je me retourne, non c’est bien de moi qu’il s’agit. Je fronce alors les sourcils, durcit mon expression, et lui jette un regard énervé qui la fait quelque peu tressaillir. Elle ne va tout de même pas me fixer ainsi toute la matinée ni imaginer que je suis entrain de frauder ? N’a-t-elle trouvé que moi à scruter ainsi ? Je décide alors de rester concentré sur ma copie et de ne plus relever les yeux...
- Fin de l’épreuve. Veuillez poser vos stylos. Nous allons à présent récupérer vos copies.
Satisfait par ma prestation, même si je n’ai pas pu terminer cette longue épreuve, je range mes affaires avec le sourire, certains candidats comparent leurs résultats entre eux. Une jeune fille s’effondre en larmes à ma gauche, elle sanglote à chaudes larmes. Une de ses amies la prend dans ses bras. Au moment où je m’apprête à sortir de la salle, la surveillante principale accoure vers moi.
- Monsieur ?
- Oui madame ?
- Oui, dit-elle timidement avec cette fois-ci un petit rictus qui accompagne ses yeux clairs souriants, je voulais vous demander.... Vous êtes marocain ?
- Oui madame, pourquoi ?
- C’est juste que j’étais étonnée. Vous avez grandi au Maroc, me semble-t-il ?
- Parfaitement madame, au Maroc, c’est cela.
- Et où avez vous appris à parler français ?
Je commence à comprendre.
- Mais au Maroc, à l’école madame. Vous savez, beaucoup de gens parlent parfaitement le français dans mon pays.
- Ah bon ? me dit-elle en montant ves les aigus et battant des cils tel les ailes d'un papillon.
- Mais oui. Pour ma part, j’ai étudié à l’école française, à la Mission. J’ai donc étudié les mêmes programmes scolaires que mes camarades ici présent qui étaient aussi dans des lycées français, eux en France pour la plupart, moi au Maroc.
- Ah d’accord ! Vous devez leur être très redevables, alors, à ces missionnaires, d’avoir fait votre instruction dans votre pays. C’est tout de même grâce à eux que vous faites des études chez nous aujourd’hui, n’est-ce pas ?
Je n’ai pas jugé utile de mettre les i sous les points ou inversement, de lui préciser qu’il s’agissait de la mission laïque française, aujourd’hui rebaptisée l’AEFE, l’Agence de l’Enseignement du Français à l’Etranger, qui gère les établissements d’enseignement primaire et secondaire hors de France.
Je descends dans la cour du lycée, rencontrant quelques camarades de ma classe préparatoire, discutant de l’épreuve, de celle qui va suivre l’après-midi, quand surgit à nouveau la surveillante. Elle vient à nouveau vers moi, toute perplexe.
- Dites-moi, jeune homme, ces missionnaires, ils vous ont christianisé au moins ?
At 11/15/2005 05:00:00 PM, Loula la nomade
Bonjour Amine,
Ton texte m'a donné l'impression d'y être. Un début d'année alors que je fréquentais l'Académie LaSalle j'ai refusé d'aller au cours de cathéchisme. Ils ont été obligés de nous offrir un cours de langue arabe à la place.
Les voix qui citent les noms des morts sont absolument bouleversantes.
Merci!
Joli billet Amine qui prend un relief particulier à l’occasion du cinquantième anniversaire du Maroc.
Au même moment , en 1996, moi j’étais à Marrakech entrain de passer le concours après deux années de taupe. Je suis un pur produit de l’école publique marocaine et donc j’ai pas trop connu les présumé- missionnaires dont parle la dame.
Mais aux classes prépas de Marrakech, j’avais beaucoup de profs français. Je m’en souviens encore parce qu’ils m’ont laissé une bonne impression. Je me rappelle encore d’un prof de Maths qui vit toujours à Marrakech, même s’il a pris la retraire, et qui s’investit actuellement dans la protection d’une vallée à l’ourika.
Je me rappelle aussi d’une autre dame que j’ai connue quand j’étais lycéen, toujours à Marrakech, qui nous ramenait à l’institut français de la vile, et nous faisait des projections des films d’auteurs. Un jour il y avait une exposition de peinture au CCF intitulés souffles d’essaouira. Et la dame nous a gratifié d’explications pointues sur l’influence des saintes marocaines (elle les connaissait toutes) sur les peintres d’essaouira. Ses connaissances en Aciha kendicha étaient franchement impressionnantes.
Bref tout ce blabla c’est pour dire que les préjugés prennent source dans la méconnaissance des autres. Et que heureusement il y a , de part et d’autre de la méditerranée, des femmes et des hommes qui bâtissent des ponts en faisant fi des religions.
At 11/17/2005 05:22:00 PM, Amine
Loula> content que tu aies apprécié! ;-)
Najlae> why "Oh God"... if a had to do it again, and if I could, I would choose it...
Merci Ô grandeNajlale le petit commerceux essaie... lol. Sachant que ce texte a neuf ans... purée, je me fais vieux...
Zed0>... et vice versa...
Larbi> heureusement comme tu dis, autrement, on serait vraiment mal barrés!
Diw@> redevable de rien... quoique... je ne suis sûr que je serais ici si je n'étais pas passé par la mission... just wondering, not sure... Il y a bcp de bon mais du mauvais aussi dans la mission. Mais je reste convaincu, au risque de froisser certains, que c'est un système d'enseignement qui permet de meilleurs débouchés et un meilleur épanouissement que le système publique... cela n'enggage évidemment que moi...
Kamal> oh que oui, tu as totalement raison l'ami... mais j'ajouterais juste "certains" frenchies au Maroc, car je n'aime pas trop généraliser... je suis parti jouer un match de foot il y a 4 mois au CAF à Casablanca avec un ami membre du club... certaines remarques et raisonnements sur le Maroc lors des discussions post match m'ont bien irrité... certains, mais certainement pas tous, ont encore des relents de l'ère coloniale en effet... ceci dit, le 21 avril 2002, les 20% ne sont pas sortis de chez Garcimore, donc c'est un peu normal tu sais...
Hujaina> merci pour la comparaison avec YAE... What do you mean exactly by mine is too french????
By the way I never suffered from their ignorance, I find it pathetic but it just makes me smile. And I can tell you that now that I live in Spain (2 years already), I find the Spaniards much MUCH more ignorant than the French. And they have so many stereotypes over here that it becomes hopeless to get them understand...
Amine, Tu as raison amigo, moi non plus je n'aime pas généraliser et je parlais d'une bonne partie des frenchies qui se croient tout permis au pays des... indigènes!
>Selwa, Je ne comprend pas cette dualité car je ne pense pas que ceux qui ont fait des études dans les établissements marocains n'aient "rien appris"!
At 11/20/2005 05:09:00 PM, Loula la nomade
Bonjour
Selwa,
J'ai étudié chez les Jésuites, dans le privé marocain et ai fait tout mon lycée dans le public.
Je ne pense certainement pas qu'étudier à la mission nous coupe de notre réalité et je ne suis pas convaincue qu'étudier dans un établissement public ne nous apporte rien. J'imagine de que l'état de l'éducation publique est à revoir, mais de ma génération nombreux te diront que le public était comparable à l'école française.
Une de mes nièces étudie à l'école espagnole car sa mère ayant fréquenté Lyautey ne voulait pas que sa fille soit dans un milieu "snob". Son histoire personnelle je suppose.
Mes autres nièce et neveu sont à l'école italienne.
J'ignore où mes enfants seraient allés si nous étions au Maroc. Et tout dépend des moyens, bien entendu. La fracture est socio-économique.
Tiens j'ai relu et relu...
Le déroulement de tes épreuves m'a fait revenir a l'année de mon bac... Les maths, j'en garde un mauvais souvenir, trop d'intégral et de suite :) Mais bon, quand on fait par la suite ce qui nous passionne :)
Y'a certain français qui donnent l'impression de vivre a des lieux de la civilisation :) La Maroc c'est plus les chameaux et les palmiers :)
Au passage Najlae tes parents n'ont pas eu vraiment tord, tu as grandi au sein des tiens, a la Mission c'est un tout autre monde, on vit a des lieux du Maroc, mais on y apprend bcp, on nous apprend a nous prendre en mains, a developper notre sens de la critique... A etre nous meme et surtout a avoir confiance en soit...
Et au passage tu l'a eu ce concours ;)?
At 11/21/2005 04:28:00 PM, Amine
Hujaina> I disagree... YAE does not foster at all the wish to migrate... that's the reverse. If you read well his books and chronicles, it is clear enough that the "hreg" dream is nothing but a chimera. He made it clear many times that people doing the "hreg" end in in deadlock...
Sanaa> Pourquoi cette absence?
hello amine,
très joli récit :) , on m'a posé la même question à grenade dans une file d'attente pour acceder à al hambra:une dame française était étonnée de m'entendre parler français ,elle m'a posé la question : ou tu as appris ton français? j'ai répondu au maroc, son mari s'est étonné également et a dit: il est bizzare de voir que le français est enseigné plus à l'étranger qu'en france , la discussion a finalement déraillé.....maroc, tiers monde, rien ne marche, trop de bakchich , blabla .........
tres joli texte Amine,
j'ai eu aussi droit a de telles remarques a l'etranger, comme bcp de marocains d'ailleurs...mais ton texte m'a rappele surtt une scene au maroc, ds un hotel a ouerzazate... j'ai rencontre une petite enfant a 3 ans peut etre, la petite ne parlait que le francais, elle comprends le marocain mais elle reponds tjs en francais... petit a petit, et en jouant avec elle, j'ai pu lui faire parler le marocain... ca etait la surprise pour ses parents.. sa mere m'a affirme qu'ils lui parle en arabe a la maison, mais la petite ne parle que le francais... elle trouve que c'est normal, puisqu'elle passe la journee ds une ecole francaise...
il est tres important d'apprendre des langues et les parler parfaitement...mais c plus important de garder sa premiere langue qui est une partie de notre identite... je pense que preserver son identite donne a la personne la confience en soit et la force pour s'imposer dans n'importe kel societe ...