J’ai le cœur en larmes. Je hurle intérieurement. Je perds un être proche, depuis si longtemps en moi.
Il sera inhumé ce vendredi aux côtés de son père, à Casablanca, au cimetière des Chouhadas.
Que dire… tant de choses…
C’est grâce à Driss Chraïbi que je suis tombé amoureux des mots, c’est lui qui m’a fait aimer et découvrir la littérature, le plaisir de lire, le plaisir d’écrire.
C’est le Passé Simple (1954) qui a fait parler de lui. Ce roman paru en pleine lutte pour l’indépendance est à la littérature maghrébine d’expression française ce que L’Etranger de Camus a été pour les lecteurs français, 20 ans plus tôt : l’électrochoc d’une génération, un révélation littéraire devenue une référence incontournable des facultés de lettres, pas seulement au Maroc.
C’est en lisant ce roman pour la première fois à l’âge de 17 ans que j’ai eu la sensation de perdre mon innocence, ma légèreté et de rentrer brutalement dans l’anti-chambre de l’âge adulte. J’ai pris conscience de mon identité, de mes racines, mais aussi de mes révoltes sourdes. De la violence de l’affrontement générationnel, de l’identité dans la double culture, de l’affirmation de soi, du « Je », de l’individu.
Puis en lisant Succession ouverte (1962), j’ai compris, enfin compris, le sens que pouvait avoir une vie, le sens des mains tendues à ne pas refuser, de l’apaisement dans l’affrontement revendicatif face à la figure patriarcale, des trains de la vie à ne pas rater, du temps qui n’attend pas. C’est resté mon livre de chevet des années durant.
Puis Maître Chraïbi a fait la paix avec lui-même, au terme de plusieurs romans, pour nous révéler dans un ton plus léger un personnage haut en couleurs, celui qui « toujours travailla, jamais se reposa », l’Inspecteur Ali dans Une enquête au Pays (1981). Inspecteur que l’on retrouvera dans toute une série de romans éponymes, l’Inspecteur Ali (1991), l'Inspecteur Ali à Trinity College (1995), l'Inspecteur Ali et la CIA (1996) et enfin L’homme qui venait du passé (2004), un aboutissement. Que j’ai ri en lisant ces régals ! A accompagner l’inspecteur dans ses enquêtes, ses repas, ses cigarettes, sa répartie, mais aussi sa loufoquerie. Je bondissais de ma chaise pour aller lire des passages à mes proches, nous délectant des passages croustillants, bien nombreux.
Puis je suis revenu plus en arrière dans mes lectures, et en deux nuits, j’avalai La Mère du printemps, (1982), et sa suite Naissance à l’aube (1986). Un voyage dans le temps digne des plus grands auteurs qui me rappelait nécessairement la saga des 100 ans de Solitude de Garcia Marquez. De Ouqba Ibnou Nafii à Tariq Ibnu Zyad, en passant par Azwaw, Naqchbendi, la rencontre de Oum Rbii avec l’Atlantique, Driss Chraïbi nous relate l’histoire romancée de l’arrivée des croisades arabes et leur voyage en Andalousie comme jamais personne en saura le raconter. L’histoire des berbères et des juifs du Maroc, de leur cohabitation sereine avec les arabes et les musulmans conquérants. Ces deux romans m’ont donné la chair de poule presque à chaque page, m’ont fait respirer l’air de l’Atlantique par procuration, m’ont fait écouter les notes de musique de Naqshbendi les yeux fermés. Des joyaux de la littérature.
Puis, arrivé au troisième âge, Maître Chraïbi a entrepris de nous confier ses mémoires, sous la forme d’une trilogie. Dans Vu, Lu et Entendu (1998), on y découvre le Casablanca de sa jeunesse, sa famille, l’école française, le débarquement des Américains, le jardin Murdoch. Puis l’âge de la maturité dans le second volet, le Monde à côté (2001). Le dernier volet reste à éditer. A titre posthume. J’espère !
Lorsque Oum Kathoum est morte, ma mère a pleuré toutes les larmes de son corps. Je n’ai jamais compris comment cela pouvait être possible. Aujourd’hui, pour la première fois je comprends ce que cela signifie.
Encore une « première fois » avec Maître Driss.
Et je sais qu’il y en aura d’autres. A chaque lecture. A chaque relecture. Des premières fois.
Alors merci, merci mille fois Maître Chraïbi. C’est vous qui m’avez offert le bonheur des mots. Nous sommes nombreux à vous pleurer. Merci. Pour toujours.
Et, peut-être, Adieu.
Un ange passe.
Labels: Morocco
At 4/03/2007 12:38:00 AM, Najlae
I am so sad, so sad, so sad. Je redoutais ce départ, si fort.
Dans ma tête,c'est ce grand-père conteur qui n'a jamais su que j'existais.
Le petit garçon aux gros souliers et aux mots plus grands que lui,le premier jour du cours d'anglais "the skay izee blu",le départ en france et le séjour en pension avec toutes ces gentilles filles. Ah Driss Chraibi! Un hommage n'est pas assez.
I'm so so sad. Je partage ta peine Amine.
Très bel hommage Amine, avec en prime une jolie rétrospective qui m'a émue aux larmes... Que de jolis souvenirs de lecture! Nous avons perdu un grand homme; mille mercis, M.Chraïbi, pour votre ironie, votre liberté de ton, votre perspicacité et votre talent ... Mais c'est vous, c'est surtout vous, qui nous manquerez le plus...