Saturday, January 15, 2005
Après avoir sillonné le Maroc du Nord au Sud pendant trois semaines, séduit autant par l’hospitalité légendaire de mes compatriotes que par la beauté de notre beau pays, un ami américain en voyage touristique au Maroc m’avait demandé de lui faire découvrir une facette encore inconnue pour lui : Casa by night. J’avais donc décidé de conduire Walter dans un des nombreux lieux "branchés" de la capitale de la nuit du Royaume. Récit d’une soirée ordinaire.
Trois grosses masses de graisse et de muscle, improvisées physionomistes, font barrage devant la porte en hêtre peint couleur ivoire. Le plus petit essaie en vain de se donner des airs de body-builder, mais le seul relief perceptible de son anatomie demeure une bedaine en forme de luth inversé. Ali, le plus grand des trois, cheveux plaqués en digne garçon de café sartrien, est apparemment le caïd du trio : il sourit à pleines dents aux habitués qu’il laisse passer sous son bras par l’entrebâillement de la porte. Le reste du troupeau attend, essayant de négocier une hypothétique. Dans un claquement de mâchoire, roulant les r tel un moteur diesel, Ali laisse sortir de sa voix gutturale : "Soirée privée. C’est lizabitués, citout. Réquilez, réquilez".
Les Habitués. Habitués aux privilèges, aux faveurs, à la différence sociale, à la primauté naturelle d’une minorité dominante. En face, un terrain vague fait office de parking où rivalisent de beauté : berlines allemandes, sportives italiennes et 4x4 américains et japonais. Quelques "Ali Zaoua" en haillons proposent aux passants des cigarettes de contrebande et des confiseries. Entre deux regards méprisants, ils parviennent néanmoins à capter l’attention d’un regard empathique. L’ambiance est feutrée, les lumières tamisées. Une première allée à ciel ouvert, bordée d’hibiscus, de jacarandas et de bougainvilliers, invite les "Habitués" à pénétrer dans une terrasse inondée par un mélange de senteurs enivrantes : air marin, fragrances féminines, grillades d’un barbecue improvisé, fumée de cigarettes (et de hachisch), haleines fétides de malt et de houblon. L’assistance se sous-pèse dans un duel de regards et donne libre cours à ses préjugés d’une nuit ou d’une vie. Plus loin derrière, sur un parterre de zellige bordé de murs en Tadellakt et de piliers en stuc sculpté, des corps humides se déchaînent sur le rythme des électrons, se bousculent, se déhanchent dans la disgrâce sensorielle orchestrée par un maître de cérémonie qui consacre le règne des basses fréquences. Dans une obscurité traversée d’éclairs aveuglants, ils s’entassent, se prélassent, s’enlacent, se délacent, sans jamais se lasser. Le mot "boîte" porte là tout son sens : comprimer dans un petit espace le plus grand nombre d’individus, victimes consentantes d’excitations violentes et contradictoires à la recherche de l’hystérie collective. Des bribes de mots sont certes échangées ci et là, mais la parole n’a pas sa place dans cette orgie nocturne.
Nous sommes dans un des nombreux endroits huppés de la bourgeoisie casablancaise. Un endroit protégé des curieux, de la misère, des indigents, du prolétariat. Mais des prostituées sont bien là, autour de la piste de danse. Certaines se distinguent par leur vulgarité, d’autres se fondent dans le décor par un snobisme affiché. Mon ami Walter s’est momifié en pilier de comptoir et savoure un pur malt écossais. Soigneusement alignée à l’arrière du bar, la pléthore de bouteilles d’alcools en tout genre, officiellement interdits à la consommation des musulmans, évoque l’une des nombreuses singularités de ce pays : entre tradition et modernité, la tolérance. Un classique d’Oum Kalthoum, revisité par un DJ du Proche-orient à grand renfort de percussions (au grand dam des puristes), enflamme l’assistance qui se rue sur la piste de danse. Jetant un regard sur cette foule en transe nouvellement constituée, nos regards se cristallisent sur une vision déconcertante : une demoiselle, vêtue d’une petite jupe en mousseline translucide, dévoilant sans complexe un string aussi fin que sa vertu, vient de se hisser sur l’une des enceintes en bordure de piste. Un attroupement improvisé de quelques "homo marocanicus" vient encadrer alors la demoiselle, l’encourageant par des battements de mains à persévérer dans ses déhanchements endiablés. Walter, me lance alors d’un air jovial : "Hey man, this is Woodstock in here !". La remarque me fit franchement rire, mais il me faut cependant battre ma coulpe : ce n’était pas à cette impression-là que je voulais qu’il réduise cette soirée. Mais à bien y réfléchir, n’y a-t-il pas un peu de vrai dans cette assertion ? Pris d’une certaine gêne, je détourne mon regard vers ma droite. Un quinquagénaire tiré à quatre épingles, catogan poivre et sel sur veste en flanelle grise, mâchouille un gros cigare éteint en décortiquant d’un air gourmand le spectacle précédemment cité. Il m’adresse alors un grand sourire et par un geste de la main, le pouce dressé vers le haut, me signifie que la soirée est de qualité. J’acquiesce poliment par un hochement de tête, quand une bagarre éclate sur la piste. Ali, qui a soudainement relégué au placard ses faux airs de gravure de mode, accourt pour séparer fermement les deux trublions, jouant du poing pour mieux imposer son autorité. L’événement est devenu le centre de toutes les attentions. Les insultes fusent, certains s’interposent pour apaiser les belligérants éméchés, d’autres libèrent allègrement leur faconde pour commenter les faits. Après quelques instants, le calme est revenu, l’alcool recoule à flots, et la danse, frustration verticale d’un désir horizontal, a repris son droit.
Au fait, bonne année et bonnes nuits… casablancaises ou d’ailleurs.